Quoi de plus absurde que de répondre à l’injonction de la nouveauté quand elle se formule au travers d’une langue morte ? C’est peut être pour conjurer la fin du langage philosophique que je tente de manifester sa pertinence au travers de thèmes et d’objets issus du quotidien.

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Symbole, interprétation et jeu vidéo

Si nous voudrions comprendre comment considérer le jeu vidéo comme un art, il suffirait de se pencher sur l’histoire en général. De la sculpture au cinéma, chaque art apporte une dimension particulière que n’ont pas les autres arts. Quelle serait alors la dimension propre au jeu vidéo relativement aux autres arts ? S’il emprunte aux œuvres picturales pour les différents modes de représentation, il tient du cinéma pour ce qui est de l’illusion du mouvement et il profite du travail musical. Que lui reste t il qui ne soit pas épuisé par les différents arts qui le compose ? 


Si comme défini plus haut, c’est bien l’espace d’une certaine liberté qui définit en propre le jeu vidéo par rapport aux autres arts, alors ce n’est que par la façon dont le jeu manifeste la liberté du joueur qu’il peut témoigner de sa qualité en tant que jeu. Les qualités esthétiques mises en avant par le graphisme ou la sonorité du jeu vidéo sont étrangères à ce qui le constitue en propre. Ce sont pourtant ces constructions sensorielles qui sont la matière même de l’expérience du jeu. Mais de manière strictement analogue à la façon dont on peut distinguer dans un symbole sa matérialité et la construction du sens auquel il participe, nous devons distinguer dans le jeu vidéo ce qui est sa matière, et ce en quoi il témoigne d’un espace vacant que le joueur investit d’une signification expérientielle subjective. C’est ce que nous rappelle à propos du rôle du symbole, Gilbert Durand dans L’imagination symbolique :

« Il est « confirmation » d’un sens à une liberté personnelle. C’est pour cela que le symbole ne peut pas s’expliciter : l’alchimie de la transmutation, de la transfiguration symbolique ne peut, en dernier ressort, s’effectuer que dans le creuset d’une liberté. Et la puissance poétique du symbole définit la liberté humaine mieux que ne le fait une quelconque spéculation philosophique : cette dernière s’obstine à voir dans la liberté un choix objectif, alors que dans l’expérience du symbole nous éprouvons que la liberté est créatrice d’un sens : elle est poétique d’une transcendance au sein du sujet le plus objectif, le plus engagé dans l’événement concret. »[1]

On peut comprendre de cette manière que le score vient récompenser l’implication symbolique du joueur. Il ne s’agit pas véritablement de « noter » la prestation, puisque indépendamment de son résultat celle-ci peut être à la fois laborieuse ou stimulante, mais propose au joueur de pouvoir jouer contre lui-même dans une autre perspective que l’immanence même du jeu. Mais il faut bien comprendre que le score est une qualification quantitative du jeu. On comprend dès lors, une fois surmonté l’élégante vacuité du paradoxe que le score ne saurait être le seul horizon du jeu puisqu’il viendrait résumer et épuiser une expérience intime en la mesurant. Si dans Sonic[2], par exemple, il est tout à fait possible de « scorer » de deux manières distinctes, finir le niveau le plus rapidement possible ou finir le niveau avec le plus d’anneau possible, le choix entre ces deux méthodes ne suffisent pas à introduire la liberté dans le jeu. En revanche, lorsque le joueur réitère plusieurs fois un parcours à l’identique sans rien y gagner que son propre plaisir, on ne peut à l’évidence réduire cela à une question de score. Le fait qu’un joueur ait atteint effectivement le score maximal à un jeu ne lui interdit en rien d’y rejouer et ne retire rien au plaisir qu’il pourrait prendre lors de cette partie future ; que ce plaisir soit dans l’interactivité propre au jeu, ou dans les qualités esthétiques de l’univers dans lequel il est plongé. Nous savons que nous avons à faire à un jeu vidéo lorsque ces deux éléments distincts se conjuguent dans la création et la représentation un univers plastique que le joueur contribue à modeler et qu’il investit de sens.

C’est lorsqu’il devient possible de flâner dans un jeu, c'est-à-dire, d’en subir les contraintes matérielles, sans en poursuivre les fins fixées au préalables que peut s’exprimer véritablement la liberté du joueur. En fin de compte, si la liberté s’exprime dans le jeu vidéo, c’est malgré la programmation. A base de dichotomies[3], d’arborescences et de taxinomies, un programme vise à résoudre la liberté et l’imprévu. Ce que « la machine » ne prévoit pas, justement, c’est le bug. Mais il n’y a rien de bien ludique à glisser du sable dans les grains de nos plus ingénieuses machines. En revanche, accepter les règles normatives et constitutives du jeu n’interdit en rien l’investissement imaginaire et affectif plus ou moins guidé, certes, mais qui en définitive appartient bien au joueur.

Ainsi, lorsque Shadow of the Colossus permet à l’avatar d’interagir avec son cheval sans que ces actions n’influent en quoi que ce soit sur le synopsis, nous sommes autorisés à parler d’une véritable gratuité du geste. Cette gratuité serait absurde si le joueur qui décide d’agir ainsi ne joue pas de manière à investir de sens quelque chose qui aurait très bien pu se résumer à une suite de challenges plus ou moins scénarisés.


Ce n’est pas par son scénario riche en embranchements et les choix cornéliens qui s’impose au joueur concernant le choix de ses compagnons de route que Chrono Cross exprime le mieux ce que peut être la liberté au sein d’un jeu vidéo. Si la liberté est bien pour l’homme une expérience de l’absolu, elle ne peut s’exprimer par la mise en scène d’un choix dont les deux possibles sont de toutes façons explorés par l’œuvre. Le jeu vidéo lui-même n’est qu’une production humaine normée, réglée et achevée, en ce sens, il n’a rien de cette expérience absolue de l’infinité des possibles qui caractérise peut être en propre la vie humaine. En revanche, la rêverie à laquelle conduit l’interprétation symbolique ne saurait se limiter à la matérialité restreinte des graphismes ou de la musique. Ces médias, comme signe conduisent aux limites du jeu et ce n’est que sur ces marges que le joueur s’approprie véritablement l’expérience ludique. Le jeu vidéo, par l’interactivité (même limitée), qu’il offre exclusivement doit être compris comme le média symbolique par excellence. Quelle que soit l’apparente pauvreté du symbole, ce à quoi il doit sa richesse, c’est à sa fertilité, à ce qu’il va réussir à signifier au-delà de lui.




Son évidence est particulièrement importante, notamment lorsqu’il s’agit de jeu d’arcade où le joueur doit saisir en un instant ce qu’il doit faire et par quels moyens matériels, (sur quels boutons il doit appuyer) et par quels moyens virtuels, (quelle interactions offrent le jeu) il doit réussir à le faire. Pour le fonctionnement même du jeu, ici Streets of Rage[4], il faut presque immédiatement comprendre au joueur qu’il va se battre, pour cela, il lui faut repérer son personnage (l’écran est centré sur lui), suggestivité des positions des personnages (la stature et l’attitude des sprites ne laissent aucun doute quand à leur intention),  et comprendre quels sont ses moyens de neutraliser ses adversaires (la maniabilité à trois boutons rend la chose très simple et très intuitive). D’emblée, le jeu apparait comme représentation. Les capacités graphiques de la machine abolissant tout espoir de photo-réalisme ou d’illusion, les graphismes sont donc esthétisés, stylisés pour que l’on puisse tout à la fois reconnaitre les différents éléments du monde tout en soignant la cohérence graphique d’un univers nocturne, flashy et étourdissant. Si le jeu suggère bien une espèce de profondeur, cette suggestion n’est que représentation. La représentation diffère en cela de l’illusion puisqu’elle ne cherche pas à cacher son coté second et sa différence vis-à-vis du représenté. Lorsque je me regarde dans la glace, il apparait clairement que je ne suis pas dans cette glace et de multiples indices viennent en témoigner. L’illusion se maquille et se fait passer pour la réalité. Hormis bien évidemment le type de jeu particulier qu’est « la simulation », aucun jeu ne se donne comme identique au réel. Ce qui nous amène justement à un point essentiel : si pour faire simple nous faisons de la simulation une espèce de jeu, ce n’est que par la proximité commerciale qu’il y a entre une simulation de voiture qui se veut aussi réaliste que possible (Gran Turismo), et qu’un jeu d’arcade (Ridge Racer) que nous nous autorisons par un abus de langage grossier à parler de simulation comme d’un type de jeu. En réalité, il n’en est rien. Les règles d’appréciation d’une simulation ne sont pas du tout les mêmes que pour un jeu. Il est donc essentiel de défendre une distinction conceptuelle fondamentale entre un jeu qui se donne comme tel, et un jeu qui in fine ne fait que reproduire le réel dont il se veut la plus exacte copie possible. Le véritable jeu à nos yeux n’a pas à souffrir de la critique qui frappe la ressemblance entre le réel et le virtuel. Un monde qui n’a rien à voir avec le notre ne peut pas lui faire concurrence.






[1] DURAND G., L’imagination symbolique, Presses universitaires de France, Paris, 1968.
[2] Sonic the hedgehog, SEGA, Megadrive, 1991.
[3] On ne le rappelle jamais assez, mais l’informatique aussi complexe puisse-t-il devenir n’est jamais in fine, qu’affaire de 0 et de 1.
[4] Streets of Rage, SEGA, Megadrive, 1991.