Quoi de plus absurde que de répondre à l’injonction de la nouveauté quand elle se formule au travers d’une langue morte ? C’est peut être pour conjurer la fin du langage philosophique que je tente de manifester sa pertinence au travers de thèmes et d’objets issus du quotidien.

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Le jeu vidéo comme expérience esthétique

« Peut être seront-ils scandalisés de voir un problème esthétique pris avec tant de sérieux, s’il s’avère qu’ils ne sont plus en état de reconnaître dans l’art autre chose qu’un à-coté divertissant ou qu’un tintement de grelots dont pourrait bien se passer après tout, le « sérieux de l’existence ». »[1]

Peut être n’est il pas inutile de commencer, avant même le début de notre réflexion à proprement parler d’expliquer pourquoi la question s’est manifestée comme un problème. Si le jeu vidéo a pu être mis à l’écart jusqu’à présent d’une réflexion sérieuse, c’est à la fois à cause de sa relative jeunesse[2], mais aussi de son statut particulièrement complexe. Effectivement, le jeu vidéo mêle à la fois le problème du jeu et celui de l’art[3]. Tandis que le jeu est un concept plutôt peu étudié en philosophie, l’art lui, a été largement théorisé. Cette différence de traitement ne doit pas cependant nous égarer et nous pousser à n’étudier dans le jeu vidéo que ce qui a trait à l’art en oubliant la dimension fondamentalement essentielle qu’est celle du jeu. Et pour nous assurer de ne nous reposer totalement sur un seul des deux concepts, nous allons les distinguer radicalement l’un de l’autre afin d’être capable de les reconnaitre lorsqu’ils se mêlent dans le jeu vidéo. L’art tout d’abord doit se rattacher de prime abord à la notion esthétique. Nous entendons par esthétique sa signification étymologique, du grec aisthetikos, à savoir ce qui désigne ce qui a la faculté de percevoir ou de comprendre, aisthesis désignant la sensation mais aussi la capacité à sentir. Nous qualifierons donc d’objet esthétique ce qui se donne comme objet de la sensation. Cette sensation est en même temps conscience de sensation. C’est là où l’objet esthétique est particulier, c’est qu’en même temps qu’il révèle l’objet aux sens, il révèle les sens à eux même. Je comprends que je vois, ce n’est qu’à cette condition que l’objet esthétique se particularise des autres objets. L’art « met en scène » l’objet esthétique.

            L’expérience sera peut être plus problématique en ce qui concerne la conceptualisation. Si nous comprenons dans le langage ordinaire de manière évidente l’expérience, le concept peine à la circoncire. C’est justement parce que si le langage épuisait l’expérience, alors elle y serait réductible. Si le langage se veut analytique et veut résoudre l’expérience comme pur concept, alors effectivement, en faisant d’elle ce qu’elle n’est justement pas, il ne pourra que manifester son impuissance. Ce pur concept, c’est l’abstraction qu’est le mot par rapport à la réalité qu’il désigne. Il est le terme d’un procédé inductif qu’il est bien incapable de restituer. Saisir le concept comme résultat, comme aboutissement, sans tenir le processus de compréhension dont il est le terme, c’est manipuler un mot dont le sens est absent, en oubliant la réalité qu’il exprime. Ce nominalisme et cette réduction langagière de l’expérience semble être impossible.

Pourtant, en ce qui concerne le jeu, bien que celui-ci ne soit pas nécessairement un jeu collectif et organisé doit pouvoir être transmis, comme n’importe quel autre objet culturel, et cela se fait par la transmission d’un ensemble de règles plus ou moins clairement définies, mais toujours existantes. Si l’on peut comprendre quelque chose à la pratique du jeu, cela passe nécessairement par un apprentissage des règles comme instances rationalisantes du jeu. L’approche philosophique, loin d’être disqualifiée en est légitimée. Pour comprendre ce que peut être un jeu, il est indispensable d’y jouer et d’en faire l’expérience.  Un jeu ne se laisse comprendre qu’au travers de l’activité et de la pratique. L’apprentissage des règles d’un jeu se fait bien souvent en commençant à jouer, si bien que la phase d’apprentissage participe du jeu lui-même. De nombreux exemples viennent à l’esprit, aussi bien dans le jeu traditionnel que dans le jeu vidéo. Une personne ne peut apprendre à jouer à la belote que par une partie en bonne et due forme où ses compagnons de jeu lui enseigneront ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Connaitre l’ordre des atouts, la coupe et la belote n’est pas le seul pré-requis pour faire un bon joueur de belote. Fallout[4] brille (entre autres) par ses didacticiels très à propos et particulièrement efficaces pour immerger le joueur dans un univers post apocalyptique kitsch et décalé à souhait. Dans Fallout 3, c’est lors de la naissance même du personnage que commence le jeu, lorsqu’il s’agit de déterminer son apparence physique.



Ensuite, lorsqu’il évolue dans son parc à jouet, on apprend à saisir les objets et à les utiliser pour ramasser un livre d’enfant qui nous permettra de choisir nos caractéristiques. L’apprentissage est ainsi progressif et est intimement lié au sens même du jeu.

Les règles du jeu rendent nécessaires certaines actions, cependant elles ne rendent pas le jeu lui-même nécessaire Le choix de jouer, est entièrement dépendant  de l’individu et ne peut être soumis à aucune autre nécessité. Par là, nous entendons qu’à partir du moment où un jeu se trouve n’être qu’un motif pour autre chose, l’entraînement, le gain, il perd ce qui le constitue en propre, à savoir, si ce n’est l’absence absolue de nécessité, au moins l’indétermination de sa nécessité. Par conséquent, le jeu ne peut pas poursuivre une utilité particulière, il se propose donc d’une certaine gratuité.

En effet, si le jeu semble très fortement régi par des règles internes dans lesquelles la liberté de l’individu semble compromise au profit de « la meilleure chose à chose au moment opportun » ou lors de choix réduits à leur plus simple expression[5] ; le choix de jouer, lui ne peut être soumis à aucune règle pratique, à aucune nécessité autre que le jeu lui-même. Il ne s’agit pas de dire que l’on ne joue que par hasard ou selon les circonstances, seulement que l’on ne peut pas jouer pour autre chose que pour jouer. Aucune récupération du jeu n’est alors possible sans le faire basculer dans la simple complicité comme membre d’un decorum qualifié abusivement de jeu.

La description des règles du jeu ne permet nullement de comprendre l’expérience du jeu qu’elle institue. A cet égard, le champion d’échecs et le débutant peuvent avoir une connaissance égale des règles, mais leur jeu, dans la limite d’une certaine conformité aux règles est pourtant différent. L’expérience vécue dans le jeu, par le joueur est incommunicable par les seules règles par les seules règles qui régissent sa pratique. Si l’expérience particulière et individuelle semble incommunicable, les lois constitutives que sont les règles du jeu sont elles, bien rationnelles et de fait accessibles à la Raison.

En nous proposant d’étudier le jeu vidéo plutôt que le jeu dans son ensemble, nous spécifions notre étude afin de déterminer un objet plus restreint afin de pouvoir mieux le cerner dans sa particularité et sa spécificité. Nous sommes en revanche bien conscient qu’une telle culture peut parfois paraitre hermétique et nous essaierons aussi souvent que possible de rendre accessible notre propos aux non-spécialistes de jeux vidéo, mais aussi aux non-spécialistes de la pratique philosophique. En plus de cela, notre objet d’étude est encore bien jeune, le peu de recul dont nous disposons nous contraint à avancer avec une certaine prudence. Cependant, l’examen attentif que nous entendons mener nous montrera que le jeu vidéo, bien que média contemporain, prend ses racines dans une culture traditionnelle beaucoup plus classique et référencée que son image ultra-moderne et technologique pourrait nous laisser penser. Cet héritage classique se distingue autant sur le fond, avec les très nombreuses occurrences de figures mythiques, ou des thèmes largement inspiré par la culture classique[6]. Ainsi, des derniers jours de Chopin[7], au Ragnarök[8], en passant par la Grèce Antique[9], le large spectre des environnements vidéo-ludiques est vaste, mais étonnement concentré sur ces références communément admises comme « Culturelles ». A cela , il nous faut ajouter la forme tout à fait traditionnelle du jeu, que nos sociétés connaissent depuis déjà bien longtemps. La pratique du jeu en général, est une pratique ancienne, voire ancestrale, profondément ancrée dans notre mémoire. La Boétie, déjà dans Le discours de la servitude volontaire raconte que l’Empire Perse aurait assujetti la Lydie non pas par la force, mais en sapant ses bases sociales par l’établissement de maisons de jeux. Cyrus II aurait donc ainsi

« établit des bordels, des tavernes et des jeux publics, et publia une ordonnance qui obligeait les citoyens à s’y rendre. Il se trouva si bien de cette garnison, que par la suite, il n’eut plus à tirer l’épée contre les Lydiens. Ces misérables s’amusèrent à inventer toutes sortes de jeux, si bien que, de leur nom même, les Latins formèrent le mot par lequel ils désignaient ce que nous appelons passe-temps, qu’ils nommaient Ludi, par corruption de Lydi. »[10]


Il est intéressant de noter le danger social que peut représenter le jeu, et que les critiques faites aux jeux vidéos ne sont ni plus ni moins les mêmes que celles que l’on fait au jeu depuis que l’homme joue. Nous ne traiterons pas la production vidéo ludique dans son ensemble, mais uniquement quelques œuvres ponctuelles qui, nous l’espérons manifesteront à leur manière un souci esthétique et une ambition créatrice qui n’ont rien à envier aux autres disciplines artistiques. Le caractère très actuel du jeu vidéo nous impose de rappeler qu’il ne s’agira pas véritablement de traiter les polémiques dont il fait l’objet. Nous ne disons pas qu’elles sont sans importances, (elles participent de l’étymologie du mot ludique lui-même), simplement qu’elles ne concernent pas notre étude. Il ne nous faudra plus nous contenter de voir le jeu vidéo, mais de le regarder, non plus de l’entendre, mais de l’écouter, non plus de le suivre, mais de le vivre. C’est à cette seule condition que notre objet pourra être étudié dignement, sans jugement axiologique.

            Nous partirons de quelques pistes étymologiques ainsi que de définitions afin de comprendre ce dont il est question dans l’expérience esthétique, qui nous semble caractériser le jeu vidéo dans sa spécificité vis-à-vis du genre duquel il naît, le jeu.
            Nous entendons par expérience le contenu de la perception sensible. Il ne s’agit pas de la forme de la perception sensible, mais ce qu’elle reçoit de ce qu’elle vise.
            Le mot esthétique vient du grec aisthétikos, qui a la faculté de percevoir ou de comprendre, aisthésis désignant la capacité de sentir.
Ce couple de notions définies comme telles forme donc un ensemble particulièrement cohérent. Une telle correspondance entre les deux termes doit nous questionner sur ce que cela nous apprend véritablement sur l’expérience esthétique, puisque ces deux termes semblent suffire à résumer l’ensemble des sensations, des expériences dont nous pouvons être affecté et que nous pouvons exprimer. Tout ne serait donc qu’expérience esthétique ?
Pire, d’une certaine manière, lorsque nous parlons d’expérience esthétique, un des deux mots nous semble facultatif, voire inutile. C’est sans doute parce que l’on ne peut pas parler d’esthétique sans inclure dans sa propre définition, la notion même d’expérience comme contenu de la perception sensible, elle ce qui se donne à la conscience comme ce qui lui est extérieur.


[1] NIETZSCHE F., La naissance de la tragédie, « Dédicace à Richard Wagner », Traduction Haar, Paris, Folio Essais, 1977.
[2] Pong, Atari Inc, 1972.
[3] Il faudrait préciser cependant que le jeu vidéo n’est pas seulement concerné par les arts de la représentation comme le laisse entendre le mot video, mais aussi par la musique dont le rôle n’est pas à sous évaluer et encore moins à minimiser au rang d’accompagnement sonore.
[4] Fallout 3, Bethesda Studio, 2008, PC, Playstation 3, Xbox360.
[5] Voir l’illustration ci contre illustrant un choix dans Suikoden, Konami, 1995, Playstation.
[6] Nous entendons par là, ce qu’il est convenu de considérer comme culture classique, comme nous nous accordons par un abus de langage sur ce qu’est la musique classique qui regroupe un corpus étranger à bien des considérations objectives et conceptuelles, mais qui se saisit assez aisément dans l’expérience commune et consensuelle du langage.
[7] Eternal Sonata, Tri-Crescendo, Xbox360, 2007.
[8] Valkyrie Profile, Tri-Ace, Playstation, 1999.
[9] Beaucoup trop de jeux utilisent ce background pour que nous puissions les compter ou les énumérer ici, citons entre autres, Battle of Olympus, Imagineer, Nes, 1990.
[10] DE LA BOETIE E., Discours de la servitude volontaire, GF Flammarion, Paris, 1993.